Algérie d’antan : Le Boussaâdia,
la terreur des enfants.
Jocelyne Mas nous conte ici un souvenir de son enfance algérienne. Un témoignage de la vraie histoire d’un pays habité un temps par des... Français.
Connaissez-vous l'histoire du Boussaâdia ? Non ? Alors je vais vous la conter :
Une à deux fois par an, le boussaâdia arrivait au village. Il participait à l'animation des rues et des marchés. C'était un grand nègre portant un sarouel bouffant serré juste sous les genoux, des babouches faites de morceaux de pneu attachés avec de la ficelle, une veste aux manches très amples, la taille serrée d'une ceinture grossière d'où pendaient des queues de lapin, de renard et d'autres mammifères sauvages. Il était coiffé du chapeau de paille kabyle à large bord : le medhell. Ce chapeau était orné tout autour de petites glaces rondes, miroirs que l'on pouvait se procurer dans tous les souks. Ou d'un espèce de cône de tissu de couleur où étaient fixé des grelots métalliques. Les groupes noirs vouaient un culte prononcé pour Sidi Saâd, célèbre Saint noir des environs de Tunis. Une fête annuelle des Stambali était célébrée chaque automne. Le boussaâdia était un danseur ambulant de type saltimbanque rattaché aux folklores algérien et tunisien. Aujourd'hui presque disparu, même si on le voit encore rarement à Constantine en Kabylie et à Djerba, il appartient au patrimoine oral au travers des récits des conteurs.
Il évoque par son allure et ses gestes un sorcier africain. Notre homme portait en bandoulière la fameuse derbouka, ou tambour tendu de peau de chèvre. La derbouka est un instrument de percussion, traditionnellement faite de terre cuite et tendue de peau animale. C'est un instrument très ancien, il date de 1100 avant J-C
Un bourricot famélique, chargé de plusieurs sacs de jute apparemment vides, le suivait nonchalamment. Notre homme annonçait son arrivée en frappant sur son tambour. Il s'arrêtait à l'entrée du village, tout près de la maison de ma grand-mère. Celle-ci, lorsque j'étais petite, me prenait par la main et m'obligeait à la suivre pour m'approcher le plus près possible de cet épouvantail. Toutes les mauresques du quartier accouraient avec leurs nombreux enfants, certaines portant leur dernier-né sur le dos, attaché dans un châle.
Le spectacle commençait aussitôt : le boussaâdia se mettait à danser, sautant, bondissant, les jambes écartées, tournoyant, gesticulant d'un bras, frappant de l'autre son tam-tam, grimaçant, roulant de grands yeux blancs dans sa face noire, tirant une énorme langue rosée et poussant des « ahé, ahé!... ahé, ahé!... ». Entre ces cris incompréhensibles, en cadence avec sa derbouka, il faisait entendre des « ah oum ! ah oum !... ». Son chapeau lançait des éclairs. C'était terrifiant pour tous les enfants français et arabes qui se serraient dans les jupes ou les gandouras de leurs mères. Ma grand-mère me disait : « Si tu n'es pas sage, je finirai par te donner au boussaâdia ». On racontait que le boussaâdia emportait les enfants méchants dont les mères s'étaient débarrassées et allait les égorger avec son boussaâdi dans la montagne pour ensuite les manger.
Le boussaâdi est cette terrible dague interdite que nombre d'Algériens portent en bandoulière à même la peau. Elle mesure environ 25cm, la lame est droite, à section triangulaire, et va en s'effilant de la garde à la pointe. Le manche en bois est aussi long que la lame. Le fourreau est également en bois. Le tout est décoré, sculpté et peint en rouge ou vert, et j'en ai même vu un de couleur jaune. Parfois, le bois est recouvert de cuir.
Lorsque la danse s'arrêtait, ma grand-mère donnait quelques piécettes, le boussaâdia mordait chaque pièce pour s'assurer qu'elle n'était pas fausse et l'enfouissait dans les grandes poches de son sarouel.
Les mauresques donnaient des œufs ou une poignée de blé ou des fruits, car seuls les hommes tiennent les cordons de la bourse. Notre ogre maghrébin mettait les dons en nature dans un des sacs que portait le bourricot et repartait, frappant son tambour pour s'annoncer à d'autres femmes. Il allait s'installer cinq cents mètres plus loin, près d'un douar et recommençait son spectacle Dans notre quartier, les femmes retournaient à leurs occupations et les gamins à leurs jeux.
Le terrible boussaâdia était reparti, une fois encore bredouille au grand soulagement des enfants.