Pour Hemingway, Paris était une fête…
Il est des livres qui marquent la mémoire. Pour Fernand Dartigues, passionné de lecture et amoureux de ce Paris d’après-guerre, l’ouvrage de l’auteur américain est de ceux-là. Il eut, jusqu’en l’an 2000, le temps de le voir évoluer. Vingt ans plus tard, le mouvement s’est accentué. Reste la nostalgie.
« Par ces temps de vie très chère, il est encore des plaisirs peu coûteux. Du moins pour ceux qui ont la chance d’aimer lire – et nous ne plaindrons pas ceux qui n’aiment pas. Quant à ceux qui n’aiment guère et justifient leur paresse d’esprit en disant que le livre coûte cher, nous les excuserions, s’ils n’appartenaient à une catégorie de salariés tellement déshérité qu’une dépense de 10 à 20 francs leur pose de réels problèmes. Il en existe, malheureusement. Mais ils sont pour la plupart des gens qui n’hésitent pas à payer pour une séance de cinéma ou un théâtre, pour un repas au restaurant, pour des apéritifs… des sommes bien supérieures à celle que coûte un livre…
Je pensais à cela après avoir lu quelques bons ouvrages que je m’étais procuré, au hasard de mes déplacements, un peu partout et même dans de grands magasins (à succursales multiples comme on dit maintenant), parce qu’ils étaient là, bien exposés, offrant à la vue de nombreux titres et noms d’auteurs des plus appétissants. Comment évité de telles tentations. Me souvenant du mot fameux d’Oscar Wilde, je n’y résistai guère et c’est ainsi que j’ai lu ou relu coup sur coup des Huxley, Morgan, Giraudoux, Giono, Anouilh, Céline, Malraux, Cendrars, Zola, Green, Miller et toute une série d’Hemingway qui m’ont ravi. Je me suis sent de nouveau passionné par ces textes et par cet homme dont l’art semble sans artifice (je ne dit pas qu’il l’est) et qui nous force à lire tout en paraissant ne pas écrire pour vous ou pour quiconque. Le dernier que je lus s’intitule « Paris est une fête ». C’est aussi un des tous dernier qu’il écrivit. C’est ce dernier en tout cas qui m’a causé cet enthousiasme calme, ce contentement d’un ordre très particulier qui sont ce qu’un texte peut nous donner de meilleur. Les quelques écrivains qui m’ont procuré cette joie sont devenus des amis que je suis sûr, au moins, de ne pas perdre !
« Paris et une fête » et cet ouvrage en est une. L’amour de Paris ne s’y exprime guère mais s’y manifeste. Car chez Hemingway, l’écriture est un geste, le texte est une action.et tant pis pour ceux qui ne peuvent se passer de descriptions, d’explications, de précisions. On s’adresse ici à des adultes… et ce n’est aps une question d’âge.
Amour de Paris, amour de la vie. Et l’on voit vivre, en effet, ces curieux personnages qui, entre 1920 et 1930, étaient à la fois des Américains, des écrivains, des Parisiens, des ivrognes, des sauvages, des êtres passionnés, des phénomènes soucieux en même temps de création artistique et de liberté physique. Bohèmes d’un style particulier, piliers de Montparnasse, de Montmartre et de Saint-Germain, mêlés à la faune de ces lieux, mais différents, venus tout droit d’un Nouveau Monde qui était effectivement un monde nouveau. Comme le Dôme et de Café de Flore, et Lipp devaient paraître étonnants à ces enfants de l’Illinois et du Massachusetts ! Et comme il semblait bon au jeun Ernest Hemingway, journaliste ambitieux, d’écrire une partie de ses nouvelles sur les tables de la Closerie des Lilas, d’habiter près de la Contrescarpe, où le chevrier venait traire ses chèvres pour vendre leur lait ! Où l’on voyait passer encore dans les rues, de très bon matin, le véhicule destiné à la vidange des maisons sans tout à l’égout !
Il faisait bon aussi, sur les champs de course, avec la jeune Madame Hemingway, au Bar du Ritz avec Scott, avec Ezra… Il faisait bon partout parce qu’on aimait le vin, les femmes, la littérature, le Louvre, la Seine, la nuit ; parce qu’on avait beaucoup de courage. A ce propos, il faut lire comment Hemingway traite de la perte de tout ce qu’il avait écrit jusque-là. Quel coup pour ce jeune écrivain et comme il faut savoir encaisser pour apprendre cela sans être désespéré !
« Paris est une fête » est vraiment une fête. Une leçon d’optimisme, ou plutôt de force. On n’est pas toujours gai, mais, on n’est pas tellement heureux mais , on sait que les gens sont moches et l’on ne se prend pas soi-même pour un saint, mais jamais on ne perd confiance et ne s’abandonne au dégoût. On sait savourer, on sait se battre, on est à la fois brutal et bon.
La bonté d’Hemingway est étonnante, émouvante, à peine croyable. Sa rudesse ne le fait apparaître que davantage. Cette grande brute est meilleure que n’importe quel Chrétien, ce gros ours est un monstre de délicatesse !
Si vous aimez lire, si vous aimez la vie – ou du moins les gens qui aiment la vie – si vous aimez Paris, si vous aimez les souvenirs (même si ce ne sont pas les vôtres), si vous aimez enfin, vous aimerez ce livre de... 255 pages en livre de poche. »
Cannes, le 15 mars 1968
- quai de la Seine, près du Trocadero (c) pca -