John Fitzgerald Kennedy : un destin brisé…
Dix après l’assassinat du plus jeune président des États-Unis, Fernand Dartigues se remémorait la façon dont il avait été choqué par cette annonce qui voyait s’envoler le rêve d’un président diffèrent pour une autre Amérique :
« Le 23 novembre 1963, je reçus comme un coup en pleine poitrine. J'étais à Nice, chez des amis, lorsqu'un ami, en arrivant, nous déclara qu'il venait d'apprendre par la radio l'assassinat de Kennedy. De quel Kennedy ? Du seul que l'on connaissait vraiment alors : John Fitzgerald Kennedy, président des États-Unis depuis1960.
Je fus surpris de l'effet que cette nouvelle produisit en moi. Car je n’ai pas le culte des grands hommes. Je ne me crois jamais tenu d'éprouver à l'annonce d'une mort cette émotion - superficielle, le plus souvent - qu'il convient en pareil cas, de montrer. Pour Kennedy ce fut autre chose : je ressentis cette sorte de chagrin que cause la disparition d'un être à qui l’on portait beaucoup d’intérêt. Bien entendu, je ne savais rien de cet homme, du moins, pas plus que la plupart des Français, sinon au travers des nombreuses informations que la presse donnait sur lui depuis plusieurs années
Par quel miracle m'étais-je attaché ainsi à ce lointain personnage, moi qui d'habitude ne me soucie guère de ces gens ni de ces choses ? Tout simplement à cause de ce que j'avais lu sur lui, et notamment d'un article de Romain Gary, paru peu de temps avant dans « Candide ». Il ressortait du dialogue entre cet écrivain et ce président, quelque chose de captivant, tout à fait propre à me séduire, en raison surtout de l’esprit qui s'y révélait. Enfin, un homme au pouvoir (et quel pouvoir !) qui accordait un réel intérêt aux artistes, aux poètes ! Enfin un homme capable de tenir compte des idées gratuites, des sentiments humains. Capable, enfin, de ne pas perdre de vue que les peuples sont faits d'individus et qu'on ne fait pas leur bonheur en fabriquant une puissance collective.
Ce n'était pas un saint ce président et chacun sait que l’on atteint pas à ce genre de situation, compte tenu de tout ce qu'il y a de machinations dans les luttes politiques, sans faire preuve de beaucoup de malice et d'âpreté au jeu. Mais en l’occurrence, ce qui importait, c'était de lui savoir cette réelle ouverture d'esprit, cette générosité, ce désir de donner au monde de nouvelles dimensions. Je retrouvais en lui, le héros tel que le l’avais imaginé dans ma naïve jeunesse et dont je n'avais jamais tout-à-fait oublié l’image. Cela peut paraître ridicule, mais c’est ainsi ; du reste, ce besoin de héros ne correspond-il pas à ce culte de vedettes et de champions aujourd’hui répandu ?
Comme il me parut lourd de conséquences cet assassinat, quel événement funeste et quel désarroi de se dire que l’on avait supprimé cet homme porteur de si riches espérances! Et pourquoi l’avait-on tué ? Tout ce qui a été publié de commentaires et d'explications, tout ce que l'on a dit à propos de ce meurtre n'a guère éclairci le mystère de sa préparation, de son exécution, de ses causes profondes. Pour ma part, Je n'ai jamais pu croire à la version officielle, à cet assassin lui-même assassiné, tel qu'on nous l'a présenté à la fin d'une enquête pleine de lacunes et d'interprétations manifestement tendancieuses. Sans doute gênait-il trop de monde ce jeune président qui s'en prenait aux rois de l'acier, à la mafia, aux ségrégationnistes, à toutes sortes de puissances qui n'avaient pas l'habitude d'être maltraitées ainsi !
Un pays comme les États-Unis ne saurait être tout entier dans les mains d'un président, ni même d'un gouvernement ; en fait, les véritables puissants se trouvent beaucoup plus parmi les hommes d'affaires que parmi les officiels, et l’on sait que la haute Pègre tient un rôle qui n'est pas négligeable dans la marche des événements. En ne les ménageant pas, le président prenait des risques ; il en prit tellement qu'il en mourut. Car il n'est plus personne, ou presque, pour croire que cet assassinat fut l’œuvre d'un illuminé, sur sa seule initiative. Ces quatre balles tirées d'une fenêtre lointaine et qui atteignirent si bien leur cible (sans que l’on aie jamais su comment l'homme avait fait son coup, puisqu'il ne fut pas jugé), comment douter un seul instant d'une action occulte, depuis la conception du crime jusqu'à l'escamotage du procès ?
John eut sans doute, mieux fait de se moquer des foules que de faire peur à certains. A côté de lui, son frère Robert, qu'il avait fait ministre de la Justice, le secondait énergiquement dans cette œuvre de justicier. Il devait, lui aussi, trouver la mort au champ d'honneur des hommes de bonne volonté, il devait, lui aussi, voir se dresser un autre Ravaillac moderne pour le supprimer. Il est remarquable qu'aucun des deux assassins ne se justifiait d'une appartenance politique. Tueurs à gages, sans doute, mais téléguidés de telle sorte qu'on ne puisse jamais savoir quels étaient les véritables instigateurs. Quoiqu'il en soit, John et Bob étaient évidemment condamnés par des puissances plus redoutables que celle du pouvoir ; saurons-nous jamais d'où les coups sont venus ?
J'ai relu, l'autre jour, quelques-uns des innombrables textes qui ont été consacrés au président alors qu'il était le vivant symbole du triomphe, puis après sa mort, lorsque cette éblouissante destinée fut entrée dans la légende. C'est parmi ceux qui l'approchèrent le plus, que j'ai trouvé les émouvants témoignages de son action et de sa personnalité. Ainsi Pierre Salinger nous le montre à la Maison-Blanche tel un homme convaincu de sa mission, jetant toutes ses forces dans la balance pour faire que pour une fois dans ce monde, l'action devienne la sœur du rêve.
Et c’est lui rappelle ces propos de Kennedy que je vous laisse méditer : « Alors que le pouvoir rétrécit l’esprit de l'homme, la poésie lui rappelle la richesse et la diversité de la vie. Alors que le pouvoir corrompt, la poésie purifie. » « Si les artistes ont été souvent les critiques les plus virulents de notre société, c'est parce que leur sensibilité et leur soif de justice les rendent plus conscients de ses insuffisances. Rien n'est plus important à mes yeux, pour l'avenir de la civilisation que de reconnaître sa vraie place à l’artiste. La société doit le laisser libre de suivre sa route, où qu'elle mène car l’art n'est pas une forme de propagande, mais de vérité. »
Ma foi, en toute humilité, c'est profondément ce que je pense. Car une civilisation est l’œuvre de politiques, d'organisateurs, de savants, de techniciens et d'artistes, elle n'existe dans sa forme actuelle qu'à cause de l’extrême diversité des talents et des tempéraments qui sont à son origine. Il y a aussi les penseurs et les poètes dont le rôle n'apparaît pas toujours clairement, et dont l’influence semble bien faible auprès de celle des hommes d'action. Mais c'est sans doute une erreur de croire que les penseurs, les poètes ne sont pas des hommes d'action. Ce serait sûrement une erreur plus grande encore, que de leur refuser la place qu'ils méritent dans la construction de l'édifice social.
John Fitzgerald Kennedy, trop tôt disparu, il peut paraître vain d'ajouter encore ces quelques lignes à tant d'hommages que votre mémoire a reçus. Je n'ai pu m'empêcher de le faire, sans autre intention que d'exprimer un peu du regret inévitable causé en nous par chaque disparition prématurée ; à plus forte raison si cette disparition est celle d'un être qui avait suscité en nous tant d'admiration et d'espérances. »
Fernand Dartigues
Paris Côte d’Azur
Cannes, 1er décembre 1973