Alger / Cannes : « Je m'appelle… Leïla ! »
Jocelyne Mas témoigne dans ce récit d’une Algérie française basée sur l’amitié, le travail et la confiance :
« Leïla est ma meilleure amie, nous avons 10 ans, nous sommes à Baraki chez ma grand-mère, mes parents travaillent à Alger à environ vingt kilomètres, et je passe toutes les vacances chez mes grands-parents, dans ce petit village au cœur de la Mitidja.
Les Kaissi sont nos voisins et amis harkis. Leïla est la plus jeune des quatre enfants, elle a mon âge et nous sommes inséparables. Elle vient dormir avec moi dans la petite chambre de cette modeste maison construite au fil des ans par mon grand-père. Il est cheminot et comme il commence à deux heures du matin, il finit tôt l'après-midi. Après s'être restauré et avoir pris quelques repos, il a du temps pour s'occuper de son jardin : sa passion ; il adore ses grands arbres qu'il a planté tout jeunes et qui sont maintenant magnifiques. Il est aussi notre complice et nous fait chut avec un doigt sur la bouche quand ma grand-mère nous appelle pour le goûter et que nous nous cachons pour continuer à jouer.
Ma grand-mère est la reine des confitures qu'elle réussit à merveille. Quel régal les confitures de grand-mère ! La karmousette : confiture de figues, la confiture de pétales de roses, celle d'oranges, de tomates vertes, de melons. Et aussi ses beignets, à base de fleurs d'acacia, de glycine, sont un délice !
Nous aimons beaucoup, Leïla et moi, échanger nos vêtements, elle adore mes jupes plissées et mes chemisiers à fleurs et moi je raffole de ses grandes jupes de tissu bariolé, de ses fichus qu'elle noue sur ses cheveux noirs. Quand ma grand-mère nous appelle - Jocelyne ? tu es là ? C'est Leïla qui répond - Oui ! Mamie on arrive ! et nous pouffons de rire comme peuvent le faire deux gamines qui n'ont de soucis que de bien travailler à l'école bien sûr, mais aussi de rire et de chanter, de se rouler dans les blés, d'orner leurs cheveux de coquelicots et pâquerettes, de s'allonger sur le dos dans l'herbe folle et de regarder défiler les nuages, d'être heureuses et insouciantes.
Le soir nous allons dîner chez les Kaïssi, Madame Kaïssi est brune, grande et jolie, Monsieur Kaïssi rentre de son travail, et nous dînons tous ensemble. A côte de moi : ma sœur jumelle Leïla, de l'autre côté son grand-père Hamed qui sourit toujours de son sourire un peu édenté, il possède une vieille charrette avec laquelle il va chercher les rares voyageurs qui arrivent par l'autocar sur la place du village.
J'adore la façon dont la maman de Leïla fait le couscous. Ma grand-mère le fait aussi mais je trouve celui-ci bien meilleur ! Bref, nous avons deux maisons et nous sommes toujours chez l'une ou chez l'autre. Le matin nous tressons nos cheveux, je lisse les grands cheveux noirs de Leïla, les entortille en un gros chignon, qui s'écroulera à notre première course dans les champs. Leïla coiffe mes cheveux blonds et bouclés, elle s'amuse à imaginer des coiffures d'un autre temps et nous rions à en perdre haleine. Après le copieux petit-déjeuner servi par grand-mère, mon amie rentre chez elle, de l'autre côté de la clôture, elle doit aider sa maman et s'occuper de ses frères et sœurs. De mon côté j'aide grand-mère à récolter les haricots verts, les petits pois, les fèves. Puis nous nous asseyons dehors à l'ombre du grand mimosa et grand-mère me raconte sa vie pendant que nos mains travaillent. Enlève bien les fils ! me dit-elle en me montrant comment faire pour éplucher ou équeuter les haricots verts. J'adore ma grand-mère Virginie quand elle me parle de sa Sicile natale, je me disais quel beau pays ce doit être ! Elle a les yeux qui brillent et son sourire est si lumineux que j'en suis toute émue.
Après déjeuner, une courte sieste : c'est obligatoire à Baraki, grand-mère se repose et moi je fais semblant de dormir, pensant à l'après-midi qui nous attend Leïla et moi. Sa mère Aïcha doit nous emmener au grand marché sur la place du village, je m'y suis perdue une fois et du coup j'appréhende un peu d'y retourner. Seize heures ! Nous partons un panier sous le bras, sautant et dansant sur la route, la mère de Leïla nous crie de ne pas s'éloigner et de rester près d'elle. Nous arrivons. Il y a un monde fou ! Des piles de paniers, des plateaux de cuivre étincelants, des gargoulettes de toutes tailles, des babouches de couleur, ornées de pierreries, elles sont superbes ! Des robes longues avec des broderies de paillettes, des gandouras pour homme, des djellabas, des caftans. Un stand de bijoux attire notre attention : il y a des bracelets ciselés de cuivre, d'argent, d'or. Des boucles d'oreilles très longues, des bagues, bref nous ne savons plus où regarder. La mère de Leïla s'impatiente, nous la suivons à regret. Elle s'arrête devant un stand qui propose toutes sortes d'épices et de légumes secs dans des grands sacs de jute. Elle achète pois chiches, fèves, haricots et du cumin, de l'harissa etc. puis nous allons au stand des dattes, le marchand nous en fait goûter, elles sont délicieuses, il y a des Deglet nour : succulentes, des Angou, des Medjool, des Mazafati... Aïcha en fait provision. Nous voici maintenant devant un stand qui embaume le savon à la rose, la poudre de riz, on y trouve du Khôl pour souligner le regard, des poudres pour avoir une peau de satin, des rubans, des peignes. Nous rentrons à la maison bien chargées et fatiguées de tout ce bruit, tout ce monde.
Ainsi se passent mes vacances à Baraki, petit village cher à mon cœur. C'est la fin des vacances, mes parents viennent me chercher et après un bon déjeuner préparé avec amour par grand-mère, nous rejoignons Alger. L'école commence pour moi à Alger à l'école Chazot et pour Leïla à l'école du village. Nous sommes tristes de nous séparer mais nous pensons déjà aux vacances prochaines.
Les années ont passées et nous sommes devenues des jeunes filles toujours inséparables. Leïla vient maintenant à Alger, nous allons au cinéma, déguster une glace chez Grosoli ou déambuler dans la rue d'Isly ou la rue Michelet. Nous rions sous cape quand les garçons nous adressent clin d’œil et compliments. Hélas ! cette situation insouciante va se dégrader avec les attentats dans les cinémas, aux arrêts de bus, à la sortie des écoles. Leïla ne vient plus, ses parents ont peur qu'elle prenne l'autobus toute seule pour rentrer à Baraki. Ma mère aussi m'interdit de sortir toute seule. Le climat change, l'insouciance s'est envolée.
Après le terrible massacre de la rue d'Isly le 26 mars 1962, où nous avons ma mère, mon frère et moi échappé de justesse à une mort certaine, mon père décide que nous devons partir. Des soldats français ont tiré sur des français : hommes, femmes, enfants désarmés et impuissants. Mon père essaie de vendre sa boulangerie, mais qui achète en ce moment ? Il obtient toujours la même réponse : Pourquoi veux-tu que j'achète ton magasin alors que tu vas partir et que je l'aurai pour rien ! Finalement il donnera la boulangerie à Ali son apprenti qu'il a pratiquement élevé et à qui il a appris le métier.
Mon père ne décolère pas, il enrage, il se sent trahi, humilié, abandonné, devant tant d’injustice et d’incompréhension. Sa foi et son amour pour son cher pays le soutiennent, mais que faire devant tant de massacres d’innocents. Car cette guerre n’est pas une guerre ouverte, c’est une guérilla où les civils, femmes, enfants, vieillards, Musulmans et Français sont les premières victimes. Le 18 juin 1962, tous ensemble, nous quittons l’Algérie et partons sur les routes de l'exil.
Mon père, sur le quai d'Alger, après quatre jours de file interminable sous un soleil de plomb, a réussi à obtenir des places (payantes bien sûr !) sur le Ville d’Alger en partance pour la France. Nous venions à tour de rôle le ravitailler en eau fraîche et en nourriture, pour qu’il ne perde pas sa place. Le container que nous avions eu à prix d’or fut soigneusement immergé à plusieurs reprises par les dockers si bien que quelques mois plus tard après l’avoir laissé dans un garde-meubles à Port Vendres, puisque nous ne savions pas où aller, tout était moisi, irrécupérable.
Les files de Pieds-Noirs, harassés, écrasés de chaleur, de fatigue et de désespoir, sont comme des chênes déracinés, qu’on arrache à leur terre. Mon cœur se brise, il faut partir, tout quitter : ma maison, mes amies, mon école, mon pays et Leïla qui pleure sur le quai et ne veux pas lâcher ma main : Reste ! Reste ! Elle tient en laisse mon chien Athos huit ans. Le garde mobile qui prenait nos billets au bas de la passerelle du bateau en partance pour Marseille nous dit : trop gros, trop grand, vous ne montez pas avec le chien ! Mon père a alors convaincu Ali Kaïssi, le père de Leïla, de garder notre chien jusqu'à que nous trouvions une solution pour revenir le chercher. Jamais je ne pourrais oublier son regard brun et doux, il tire sur sa laisse et mon cœur se déchire.
A Marseille, nous sommes accueillis avec des cris de haine et des banderoles : Les Pieds-Noirs à la mer ! Allez vous installer ailleurs ! Notre cœur pleure mais nous devons rebondir, chercher du travail, changer de métiers, se nourrir de pâtes et de riz, et encore de riz et de pâtes, mais nous nous en sortirons. Car coule en nous le sang de nos aïeux, pionniers qui ont fondé ce magnifique pays dont la France ne voulait plus !
Quelques années plus tard à Cannes.
Je suis attablée devant un bureau et je révise ma conférence. Réviser est un bien grand mot car je connais par cœur mon texte et je l'adapte suivant mon public. Les gens commencent à arriver et s'installent, je lève les yeux de temps en temps, je salue, je souris et je me replonge dans ma lecture en attendant l'heure. La salle se remplit, au second rang une femme environ de mon âge, brune, jupe noire et chemisier rose me regarde, je lui souris automatiquement mais ses yeux me fixent étrangement. Ces yeux noirs me transpercent ! Ils m'obligent à lever les miens, je ne peux m'en empêcher. Ils exercent une attraction qui distrait mon attention. A chaque fois que je lève les yeux, ils rencontrent ceux de cette femme qui me sourit timidement. Je suis troublée, ma mémoire cherche avidement où j'ai pu rencontrer cette femme mais non, je ne la connais pas ! Pourtant ces yeux noirs ! Ils finissent par me hanter, je n'arrive pas à m'en détacher.
Il est l'heure de commencer ma conférence et comme d'habitude après avoir remercié les personnes assises devant moi, je me présente. D'une voix claire : Bonjour Mesdames et Messieurs, je m'appelle Leïla ! Alors là je m'arrête et je comprends Leïla est là assise au second rang et elle me sourit, m'envoie un baiser de sa main et ses yeux s'emplissent de larmes. Mon inconscient a reconnu mon amie, ma sœur. Mon cœur bat la chamade.
Il faut que je me reprenne. Respirant un bon coup, je poursuis d'une voix tremblante. Excusez-moi Mesdames et Messieurs : je m'appelle Jocelyne Lévêque/Fougère. Mas est mon nom d'épouse ! et je poursuis comme dans un rêve, évitant de regarder Leïla, car maintenant je suis sûre que c'est elle, pour ne pas laisser l'émotion m'envahir. Je dois d'abord finir ma conférence. A la fin de la conférence, quelques personnes posent des questions, s'approchent du bureau et s'intéressent à mes livres. Je dédicace quelques livres, devant moi ces personnes me cachent les rangées de chaises.
Petit à petit les personnes qui sont venues m'écouter se dispersent et partent. Je me retrouve seule et désespérée ; la deuxième place au second rang est vide ! Je me laisse tomber sur ma chaise au bord des larmes, mon cœur bat la chamade. Ai-je été victime d'une hallucination ? Deviendrais-je folle ? A ce moment la porte du fond s'ouvre et cette femme qui me hante depuis plus de deux heures, s'avance vers moi en tendant les bras : Je suis Leïla ! Et nous tombons dans les bras l'une de l'autre, nous pleurons et rions à la fois comme quand nous étions petites. Que de souvenirs qui jaillissent comme un immense jet d'eau !
Nous tenant toujours par le bras nous sortons et entrons dans la première brasserie et là, assises l'une en face de l'autre, nous nous redécouvrons. Nous avons maintenant plus de cinquante ans et la vie nous a séparé.
L'Histoire a décidé pour nous et nous a ravi notre terre. Peut-on remonter le cours du temps ?
Nous parlons toutes les deux en même temps, nos mains se nouent et les larmes jaillissent. J'ai appris que ses parents avaient été tués et qu'elle avait été sauvée par une voisine qui l'avait cachée dans sa grange sous les meules de paille. Elle a ensuite poursuivi ses études et est devenue infirmière. Elle est mariée et a trois enfants. Elle aussi inconsciemment, est venue assister à cette conférence poussée par une émotion trop forte qu'elle ne comprenait pas jusqu'à ce qu'elle me voit et alors là elle a compris.
Le destin nous a réunies. Fasse qu'il ne nous sépare jamais plus ! »
Jocelyne Mas
Site Internet http://www.jocelynemas.com