Cannes. Bains d'hiver... 1958.
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- du côté du Mouré rouge cette-fois -
Ils avaient pris l’habitude de se baigner tout l’hiver et ce, plusieurs fois par semaine, quelque soit la météo. Un défi qu’ils savaient salutaire. François disait que ça stimulait le système immunitaire. Il avait été un des premiers à développer à Cannes les arts martiaux et l’homéopathie. Un des premiers à me parler d’écologie, le seul aussi à évoquer le fait que, même aux pôles, l’eau des glaciers n’était plus pure au sens où on l’entend ; véhiculée par l’air et l’eau, la pollution engendrée par les activités humaines ne connaît pas de frontière. Il y avait Henri, fourreur polonais réchapper des pogroms. Il m’avait offert mon premier livre sur le hatha-yoga. Jean, aussi grand et costaud qu’Henri ne l’était pas, faisait parti de l’équipe… Aussi Fernand, mon père, toujours partant pour ce genre de défi. Ils faisaient office d’originaux et certainement dans ces années-là, ils l’étaient. Sur La Croisette, les étudiants qui se rendaient au collège riaient et se moquaient en les voyant courir sur le sable froid, avant de se jeter à l’eau. Quelquefois, je me joignais à eux, même si je savais par expérience que j’allais mettre plusieurs heures pour me réchauffer. Après quelques brasses vigoureuses, il faut avouer que je ne sentais plus rien, anesthésié par la température de l’élément liquide.
Une fois séchés et le plus souvent grelottants, nous nous retrouvions dans un bistrot de la gare. C’est François qui nous trimbalait mon père et moi, dans sa vieille 2 CV. Il faisait toujours sensation lorsqu’il débarquait nu pieds, en survêt râpé, avec ses fins gants de cuir de coureur automobile. Le café nous réchauffait les mains et de temps en temps, nous nous payions le luxe d’un croissant ou d’un pain au chocolat.
Pour le collégien curieux que j’étais, les discussions étaient toujours enrichissantes. Comment ne pouvaient-elles pas l’être avec ses personnalités-là... Libres penseurs, libertaires, contestataires… ils n’étaient pas toujours d’accord mais le plus souvent, sur l’essentiel, ils l’étaient. Eux qui avaient connus les restrictions de la guerre et la sobriété prolongée qui suivit, constataient l’évolution de notre société prête à confondre « l’avoir et l’être »… Une société dont la santé économique était basée sur la croissance ininterrompue et si possible exponentielle de la consommation. Plus le citoyen consomme plus la société se porte bien. Comme si, cette course pour posséder toujours plus allait nous apporter son pendant de joie, de bonheur de vivre. Mon père qui avait connu à Marseille la pauvreté, aimait à rappeler que, si les inventions de l’homme lui avaient apporter plus de confort - et ce n’était pas négligeable - plus de liberté et d’opportunités aussi, le fond commun restait inchangé. Que depuis les débuts de l’humanité, les enjeux étaient les mêmes, les comportements aussi. Que même l’invention des religions n’y avait rien changé.
Un train entra en gare. Il venait de Nice. La locomotive s’arrêta près de la manche à eau pour se ravitailler. Elle lâcha un bruyant nuage de vapeur. Tout le monde tourna la tête dans sa direction. L’odeur âcre des fumées allait bientôt se répandre dans l’atmosphère et nous atteindre.
- François Crowl, Fernand Dartigues, La Croisette, 1960 -