Montréal. La danse pour tous… selon Françoise Graham.

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Danseuse, chorégraphe avant d’enseigner ce qu’elle savait et connaissait le mieux, Françoise Graham (née Dansereau), aurait pu, aurait dû marquer sa génération. La trace qu’elle laisse n’est perceptible que de peu de danseurs et de professeurs. Et pourtant, Françoise a compris tant de choses dans le domaine de la danse, de l’art et de l’enseignement. Pour elle, le geste ne ment jamais ! Comme son médecin de père, elle lie la pensée au geste. Il est le reflet de nos préoccupations du moment qu’elles soient les plus ordinaires ou les plus nobles, voire les plus spirituelles.


- Françoise Graham / Dansereau, 1975 -


J’ai eu la chance, dans les années 1975/76 de fréquenter son atelier avenue du Parc/Laurier. Elle y avait loué un étage entier au-dessus la banque. En échange de cours de hatha-yoga, j’ai pu suivre ses séances et y participer. Son texte, écrit en 1979, « Pour vraiment démocratiser la danse », résume ses idées. Elles sont d’un grand intérêt et chacun peut y trouver son compte. Aussi bien le pratiquant, à quelque niveau que ce soit, que le spectateur ou l’enseignant :

« Les dernières années ont été témoins d'efforts de démocratisation de l'art. Ces efforts n'ont pas été vains, si l'on en juge par la qualité et la quantité croissantes de l'activité artistique professionnelle. Cependant, l’évidente accessibilité pour tous à l'apprentissage des disciplines artistiques nous semble moins heureuse, considérant le taux de démission après quelques semaines seulement, du moins en ce qui concerne l’apprentissage de la danse artistique. Le présent document tentera de démontrer qu'une remise en question des méthodes  pédagogiques amélioreraient de beaucoup la situation. Si les propositions concernent plus particulièrement l'apprentissage de la danse artistique, nous sommes convaincus qu'elles peuvent offrir de l'intérêt pour l’apprentissage de n'importe quelle autre discipline artistique. 

Évolution de la réflexion 

Pour mieux comprendre nos arguments et propositions, résumons brièvement la démarche par laquelle nous y sommes arrivés. Les Ateliers Françoise Graham sont nés en 1970, à l'ère de la recherche d'une identité québécoise. En ouvrant nos portes, nous espérions participer à ce courant. Notre principal objectif était de trouver les moyens pédagogiques qui permettent de conserver et de développer la créativité, simultanément avec le développement des habiletés techniques. 

Cette exploration nous a amenés à négliger une certaine rigueur que la tradition semblait nous imposer, au profit de plus de spontanéité. L'information diffusée par des sciences de la santé, telles que la psychologie, la physiothérapie, reconnaissant l’unité du corps-émotion-esprit, alimentait nos réflexions et expériences. Nos techniques d’apprentissage s'en sont vu subitement dynamisées. 

Cependant, cet enthousiasme ne fut pas long à s’émousser ; il s’avérait qu’un climat d'exploration était tout aussi exigeant que la rigueur des techniques traditionnelles ; seuls, quelques talentueux individus pouvaient en tirer un bon parti. Pour les autres, s'ils ne démissionnaient pas après quelques semaines, ils développaient une mentalité de ‘utiliser et jeter’, ainsi qu'une dépendance à l'émotion forte. Les résultats devenaient médiocres et vulgaires. L'apprentissage de la danse devenait un gadget parmi tant d'autres. 

Nous n'avons cependant pas regretter cette exploration. Grâce à cette recherche nous avons pu, dans une certaine mesure, mettre des mots sur ce qui, dans la danse, est informel. Ainsi, d'une part, nous avons pu élaborer une progression de consignes qui permettent de présenter de façon concrète et dynamique, les éléments avec lesquels une chorégraphie est façonnée, un peu comme on présente la gamme en musique, les matériaux en arts plastiques. Les élèves peuvent donc les manipuler, les organiser, de façon consciente. D'autre part, nous nous sommes rendu compte que l’apprentissage de la danse artistique représentait au plan du développement de la personne, soit un intérêt considérable de par le fait qu'elle l'implique totalement, soit malheureusement des risques  d'entraves non moins considérables. Il nous fallait donc maintenant trouver comment favoriser le premier aspect et éliminer le deuxième. 

Si l'on admet le caractère expansif de l'exploration, on comprendra pourquoi certains rituels favorisant la concentration proposés dans la pensée orientale attirèrent notre attention. De plus, Maurice Béjart et Martha Graham, tous deux personnages importants de la danse artistique, ont reconnu l'influence de cette pensée dans leur œuvre, Ce fait nous a sans doute encouragés à orienter notre recherche dans ce sens. D'un rituel à l'autre, certains rapprochements se sont établis. Bientôt le ‘The medium is the message’ nous parut résumer les propositions harmonistes, antiques et récentes. A la lumière de cette observation, une nouvelle attitude dans la pratique de notre technique de danse occidentale nous permit d'avoir accès à une connaissance considérable du fonctionnement harmonieux du corps-émotions-esprit que la tradition a admirablement  bien inscrit dans un répertoire d'exercices et de situations. Pratiqués superficiellement, ils ne sont que conditionnement insignifiant. La rigueur que nous reprochions à la tradition était notre propre rigueur, conséquence d'une perception partielle.

Une hypersensibilité visuelle déjà existante de par la très grande sollicitation qu'exerce sur ce sens. le mode de vie actuel, l’étroite relation entre le spectacle et la danse artistique, soutenue par une pédagogie à base de démonstration, semblent être responsables de ce défaut de perception que consiste à adopter une attitude d'observateur distancié, même dans la participation active. Dans la participation, l'essence de la danse est le plaisir du mouvement, donc objet de perceptions proprioceptives. L'information vient de l'intérieur de la personne, elle provoque l’expansion, la division, l'unité, le sujet est à la fois objet. L’observation fait cependant de la danse un objet de perception visuelle ; l’information  vient de l'extérieur, elle provoque l'expansion, la division, le sujet est distancié de l'objet.

Pour mieux comprendre, il suffit de faire deux petits exercices. Tout d'abord, fermez les yeux, imaginez-vous être une marionnette à fils ; mettez le bras droit en mouvement comme si un marionnettiste manipulait d'en haut la corde reliée à ce bras. Toujours les yeux fermés, imaginez-vous maintenant être une marionnette à gaine, c'est-à-dire de celle dans laquelle on glisse la main. Mettez le bras en mouvement comme si les doigts à l'intérieur bougeaient.

Ne lisez la suite seulement après avoir effectué les exercices.

Dans le premier exercice, vous avez l’impression de contrôler le bras de l'extérieur, et que dans le deuxième vous avez l’ impression de le contrôler de l'intérieur. Ceci vous semble-t-il anodin ? 

Illustrons donc quelques conséquences provenant d'une exploitation exagérée de la référence à l’extérieur. Ici nous devons faire remarquer que malheureusement cette tendance est générale dans l'enseignement de la danse artistique [et de bien d’autres activités physiques sportives ou artistiques].

Approche périphérique et extérieure

La liberté de mouvement que projettent les beaux corps des danseurs professionnels et des professeurs invite à la participation, mais fixe implicitement des objectifs sans laisser deviner ni les moyens ni les difficultés. Pour un débutant mal informé, les premières expériences de participation sont brutalement décevantes, la prise de conscience d'un corps imparfait et maladroit est bouleversante. Les pressions d'un milieu compétitif n'ont rien de réconfortant. La majorité des débutants ne réussisse pas à franchir cette étape ; ils démissionnent, gravement perturbés de leur expérience étant eux aussi informés par les sciences de la santé physique et psychologique. 

Les quelques-uns qui réussissent à passer au travers de ce calvaire, mais toujours dupes de leurs perceptions, s'engagent alors dans un processus de négation d'eux-mêmes en copiant superficiellement un modèle. Ce processus est désastreux pour la personne, d'abord il compromet à plus ou moins court terme la santé physique. Des propositions et corrections s'adressant, de façon segmentaire à la périphérie du corps comme par exemple rentrer le ventre, serrer les fessiers, baisser les épaules ne servent qu'à déplacer des tensions musculaires parasites ou à en créer. Ensuite, il aboutit au maniérisme, voire à la caricature. Le climat de compétition si pénible à notre débutant de tantôt en est un fâcheux résultat. Adopter une attitude artificielle donne l'allure hautaine et prétentieuse, chacun se mettant de la partie, il se produit une escalade. De plus, il inhibe le potentiel créateur, celui-ci résidant dans la faculté de perceptions originales. Pour en terminer avec les méfaits d'une approche extérieure de la danse, nous soulignerons que seuls les soi-disant talents naturels ‘réussissent’ le plus souvent comme interprètes, plus rarement comme chorégraphes. Se pourrait- il alors que le talent naturel soit justement une aptitude à l'écoute intérieure envers et contre tous ? Si oui, alors cette faculté peut se développer. Comme cette approche fait justement l’objet de cette démarche actuelle proposée à nos ateliers, un bref résumé de notre proposition servira à illustre l’approche intérieure.

Approche intérieure

La pensée orientale, plus particulièrement la pensée zen, cultive la pratique du ‘geste juste’ dans la tâche à accomplir en portant l'attention sur le processus, plutôt que sur l’objectif. Donc, absence de jugement, d’évaluation. Elle résume cette proposition en invitant à la concentration, sur l’« ici maintenant ». La poursuite d’objectifs incline à la critique, à l'évaluation, encourage la compréhension rationnelle et linéaire par le fait même, la distanciation, sujet-objet. 

Rappelons-nous que cela veut dire référence à l'extérieur. Supprimer ces intentions élargit grandement les perceptions en favorisant l'intégration sujet-objet (référence à l'intérieur), et par le fait même permet l'Intuition. « Ici-maintenant », dans l'apprentissage de la danse, veut d'abord dire écouter ce qui se passe physiquement dans son corps, plutôt que d'observer ce qui se passe à la périphérie. De cette manière, on sera aussi DANS l'exercice, DANS la situation, au lieu de n'en percevoir que la forme d'un esthétisme gratuit.

Développement des habiletés techniques 

Les concepts du mouvement harmonieux humain (économie d'effort, maximum d'efficacité), c'est-à-dire la verticale, la gravité, contraction-détente, rythme, respiration, seront vécus comme des mécanismes musculaires. Le climat compétitif en verra soulagé, puisque la belle allure des danseurs professionnels sera perçue comme le résultat d'une évolution musculaire lente et progressive. 

Il est à noter que quand c' est le cas, l'allure est toute de concentration, donc d'humilité. Finalement, on éliminera les pressions mal à propos qui distraient et perturbent l’évolution, puisqu' ici, le medium est le message. Un cours de danse avec cette approche sera plutôt silencieux, afin de respecter tes rythmes individuels d'apprentissage.

Développement de la créativité 

Alors qu’auparavant, il nous paraissait difficile de développer les habiletés techniques sans intervenir négativement dans le potentiel créateur, aujourd’hui, nous concluons que l' un ne va pas sans l'autre. Pouvoir faire confiance à son corps physiquement nous apparaît une condition primordiale à l'aventure créatrice ; l’acquisition d’habiletés techniques découlant d'une connaissance du mouvement développe cette sécurité. Ce type d'apprentissage aux habiletés techniques sensibilisera forcement l’écoute intérieure à tous les niveaux, c 'est-à- dire aux images, aux idées que les états intérieurs suggèrent. Il s’agira donc maintenant de faire comprendre que ces états intérieurs sont des réactions à l'environnement. Des consignes feront expérimenter la projection de l'énergie pure dans l’espace et le temps et créeront des situations où l’élève expérimentera la musique, l’autre, le groupe, les lieux, les choses, à partir de sa capacité de réagir de l’intérieur.

Résultats spécifiques et généraux  

Quels que soient les média, la créativité est toujours la concrétisation dans le temps et dans l'espace de perceptions originales. Il est donc permis de croire qu'une telle attitude vécue au cours de danse ne s 'y confinera pas. Bientôt la personne aura tendance à l'adopter comme façon de vivre. Nous terminons en soulignant l'aspect démocratisant de cette approche, puisqu' elle vise au développement de la personne par son respect de celle-ci. A court terme, nous devrions donc voir le taux de démission après quelques semaines se réduire, on observera une augmentation de l'intérêt pour la chorégraphie. A plus long terme, nous assisterons à une danse reflétant mieux l'âme québécoise. »


Françoise Graham Dansereau, 1979

Biographie :

  • Mabel Elsworth Todd, The Thinking Body, Dance Horizons, Brooklyn, NW, 1937.
  • Feldenkrais Moshe, La conscience du corps. 
  • Suzuki Shunnyu, Esprit Zen - Esprit Neuf, Éditions du Seuil. 
  • Marshall McLuhan, D'œil à oreille, Éditions HMH, collection Constantes. 
  • Thérèse Bertherat et Carol Bernstein, Le corps a ses raisons, Éditions du Seuil, 1976.

- Montréal, 1975 -